CHAPITRE V
Au moment où Malko franchit la grille de l’Érawan, un Thaï, arrêté devant un marchand ambulant de soupe chinoise, termina précipitamment son écuelle, donna un baht et emboîta le pas à Malko. Avec sa chemise blanche, son pantalon de tergal, ses nu-pieds et ses lunettes noires, il ressemblait aux employés de bureau qui attendaient l’autobus un peu plus loin, devant le champ de courses.
Sa-Mai, pourtant, était l’un des tueurs les plus dangereux de Bangkok. Particulièrement apprécié car il n’était pas fiché à la police, n’ayant jamais été pris.
Il avait débuté dans le meurtre presque par hasard. En assassinant une petite prostituée de Yawarat Road qui s’était moquée de son teint très foncé. En Thaïlande aussi, on est raciste. Sa-Mai l’avait lacérée avec le poignard triangulaire qu’il avait taillé dans un ressort de camion. Il était particulièrement habile de ses mains.
Les hurlements de la fille agonisante avaient éveillé quelque chose chez le Thaï : un vague plaisir et le sentiment qu’il avait des capacités que les autres ne possédaient pas. Jusque-là, il avait mené une carrière de blouson noir sans histoire, ne dépassant pas le stade du chapardage et des bagarres. Pris au jeu, il avait très lentement enfoncé sa lame dans le ventre de la petite putain, un peu au-dessus du nombril, jusqu’à ce que ses yeux se révulsent définitivement.
Depuis, chaque fois qu’il faisait l’amour, il pensait à ce moment-là et son plaisir en était décuplé. Sa-Mai ignorait absolument qu’il était sadique.
Mais c’était par intérêt qu’il était devenu tueur professionnel. Sa-Mai aimait les filles. Or, il n’était pas très beau, avec son teint trop sombre et ses deux dents absentes sur le devant. Il avait donc décidé que le seul moyen de conquérir les petites Thaïs délurées qui se promenaient bras dessus, bras dessous dans New Road, les fesses moulées dans des pantalons en lastex, deux tailles trop petites, était de s’acheter une moto Suzuki.
Il en avait trouvé une d’occasion pour dix mille bahts. Somme fabuleuse pour lui qui n’avait jamais possédé plus d’un billet de cent bahts. Son premier contrat lui avait rapporté deux mille bahts qu’il avait versés immédiatement. Le marchand lui avait promis qu’avec encore trois mille bahts, il emporterait la moto et paierait le reste plus tard. Sa-Mai ne vivait plus que dans l’attente de cet instant qui le ferait sortir de son incognito des pâles voyous sans moto.
Lui qui avait perpétuellement faim économisait même sur ses repas. À peine une soupe à la cannelle et des nouilles chinoises trois fois par jour.
Le dos de l’homme, qu’il ne quittait pas des yeux, dans la foule, à vingt mètres devant lui, représentait ces trois milles bahts.
Trois mille bahts qu’il était certain de gagner facilement : sa spécialité, c’était l’égorgement d’un seul revers de main. Chaque matin, il passait une demi-heure à affûter les deux tranchants de son poignard. Ensuite, il le remettait soigneusement dans l’étui de cuir fixé à sa jambe droite, juste au-dessous du genou.
* * *
Malko traversa au feu vert et s’engagea dans le passage à droite de l’immeuble de la BOAC. Tranquillement, Sa-Mai se mêla à la foule derrière lui.
Ses épaules anormalement larges dépassaient celles de la plupart des autres Thaïs. C’était un paysan de l’Est, qui avait trimé dur dans la rizière avant de venir à Bangkok à pied.
* * *
Une énorme pancarte, lettres rouges sur fond noir, annonçait : Takara Onsen, massages. Turkish Baths. L’entrée des « massages » était coincée entre un antiquaire et un marchand de souvenirs. Malko poussa la porte de verre et se trouva dans un hall carrelé, comme celui d’un établissement de bains. Une Thaï en kimono était assise derrière un bureau, très maquillée, au-dessous d’un panneau en thaï, chinois et anglais, annonçant les prix. Elle eut un sourire commercial pour Malko et lui tendit une brochure.
— Will you choose, sir[13] ?
Une photo de fille avec un nom et un numéro s’étalait sur chaque page, surmontée d’une courte phrase, assez évocatrice, en anglais : My name is Lily : after you try me, you never forget… ou I am young and alone. Why don’t you come[14] ?
La kinésithérapie ouvrait des horizons inconnus… La caissière attendait patiemment. Malko rendit la brochure et posa sur le comptoir un billet de cent bahts.
— Je voudrais la fille qui a l’habitude de masser mon ami Jim Stanford, demanda-t-il. Il m’en a dit beaucoup de bien…
L’expression de la fille ne se modifia pas. Elle fit disparaître le billet avec la vitesse d’un fourmilier avalant une sauterelle et annonça :
— Miss Petty, number 22.
Aussitôt, un Thaï minuscule surgit d’une porte entrebâillée et fit signe à Malko de le suivre. Ils enfilèrent un couloir qui sentait la vapeur et l’eau de Cologne. L’homme s’arrêta devant une porte, et poussa presque Malko à travers le battant entrouvert.
Une jeune Thaï se tenait debout entre une baignoire et une table de massage. Très petite, menue, les yeux cachés derrière des lunettes d’écaille, elle avait des bottes noires en plastique, montant jusqu’aux genoux, une mini-jupe blanche et une sorte de kimono très court retenu à la taille par une ceinture, assez ouvert pour laisser voir qu’elle ne portait pas de soutien-gorge.
Elle accueillit Malko avec l’éternel salut thaï, s’avança d’un pas et commença à défaire sa chemise, d’une main agile. En quelques secondes Malko se retrouva en slip. Fermement, la Thaï tira dessus, le visage toujours aussi indifférent. Malko n’eut pas le temps de rougir. Déjà, elle lui faisait signe d’entrer dans la baignoire, remplie d’une eau bleutée, odorante et chaude. Il se laissa aller en arrière. Sans lui laisser le temps de respirer, la Thaï entreprit de le savonner avec une grosse éponge naturelle, un peu comme on bouchonne un cheval. Les yeux dans le vague, elle n’oublia aucun endroit, s’attarda longtemps sur le ventre. Détendu, Malko distinguait la naissance de deux seins pointus sous le kimono. Mais sa masseuse semblait toujours aussi indifférente. Elle n’avait pas dit encore un mot.
Elle jeta enfin son éponge et prit une grande serviette, faisant signe à Malko de sortir de la baignoire. Elle le sécha avec la même minutie, ne laissant pas un centimètre carré de peau humide. Et Malko se retrouva une fois de plus, nu comme un ver, au milieu de la pièce.
Toujours sérieuse comme un pape, la fille le prit par le bras et le fit s’étendre sur la table de massage capitonnée, le visage contre la toile cirée. Malko enfouit son visage dans une serviette chaude. La seconde suivante, il poussait un hurlement : il avait l’impression que le plafond venait de lui tomber sur le dos.
De toutes ses forces, miss Petty frappait les muscles de son dos du tranchant de la main à petits coups rapides. À en juger par la dureté des coups, elle devait être au moins ceinture noire de karaté. Comme volupté…
Il tenta de se redresser, mais un coup sur la nuque l’aplatit sur la table, groggy. Une fraction de seconde, il se demanda s’il n’était pas tombé dans un guet-apens, si la fille n’était pas en train de le tuer, tout bonnement, tant les coups lui faisaient mal. Depuis les Caraïbes, il se méfiait des bains de vapeur et des prétendues détentes en compagnie de créatures de rêve[15].
Mais elle abandonna les coups pour lui pincer les muscles, un par un, avec des doigts durs comme de l’acier. Puis elle tira sur chacune de ses jointures, à les déboîter, étira ses pieds, orteil par orteil, et entreprit de lui masser la nuque très lentement. Enfin une sensation agréable. Elle était debout contre lui et sa hanche ronde frôlait son visage. Il leva la tête pour lui parler :
— Connaissez-vous Jim Stanford ?
Pour toute réponse, elle lui enfonça le nez dans la serviette. Et vlan ! ça recommença. Cette fois elle lui tapait sur la tête, du plat de la main et en cadence. Il grogna de douleur, impuissant. Le supplice cessa brusquement. À demi assommé, Malko ouvrit les yeux. Il se sentait malgré tout détendu. Mais miss Petty n’avait toujours pas dit un mot. Plantée devant lui, elle sourit enfin et demanda :
— O.K., sir ?
Visiblement, elle se préparait à passer au client suivant. Pourtant, elle demanda en mauvais anglais :
— Vous voulez massage spécial ? C’est cent bahts de plus. Pour la maison, s’empressa-t-elle d’ajouter…
Moulu, Malko s’empara de son pantalon et sortit deux billets de cent bahts.
— C’est pour vous, dit-il. Vous me faites comme à mon ami Jim Stanford.
Il ne sut jamais si c’était la vue du billet ou le nom de Stanford, mais cette fois elle sourit franchement :
— Ah ! Jim. Number one !
Number one c’est l’expression des Thaïs évolués pour signifier que quelqu’un ou quelque chose leur plaît.
Mais, déjà, miss Petty avait repris son attitude professionnelle : elle sortit d’une armoire deux appareils de la taille d’un paquet de cigarettes, qu’elle fixa sur le dos de ses mains. Elle poussa un bouton sur chacun et ils émirent un ronflement de toupie.
Elle remit Malko sur la table et cette fois le fit s’étendre sur le dos. Seule variante, elle avait défait la ceinture de son Kimono. Ses seins petits mais très ronds frôlèrent le sternum de Malko quand elle se pencha sur lui. Dès que ses mains eurent touché son ventre, il comprit que les toupies étaient en réalité des vibro-masseurs à piles. Made in Japan.
Les vibrations lui arrachèrent très vite un gémissement. Les doigts agiles rampaient sur la peau nue, descendant de plus en plus. Puis la main gauche remonta, glissant lentement, cherchant tous les points sensibles.
Malko poussa un grognement : maintenant la main droite de miss Petty, arrivée à son but ne bougeait presque plus mais les vibrations de l’appareil excitaient ses terminaisons nerveuses de cent millions de coups d’épingle. Jamais il n’avait ressenti une telle sensation. Il tendit les bras pour attirer à lui la jeune Thaï, mais, le visage neutre, elle se déplaça. Maintenant les deux mains s’activaient. Sans aucune précaution de douceur et sans répit.
Il pensa au Jardin des milles supplices. Les ondes délicieuses remontaient par vagues chaudes, le long de sa colonne vertébrale. Le plaisir vint brusquement. Plus fort qu’il ne l’avait jamais éprouvé. Tendu en arc de cercle, il cria, cherchant à échapper aux doigts effilés. Mais, en experte avertie, la Thaï ne le lâcha que lorsqu’il retomba, pantelant, serrant entre ses doigts crispés les bords de la table blanche. Quand il rouvrit les yeux le plafond blanc lui parut irisé comme un arc-en-ciel.
Miss Petty lui adressa un sourire gourmé. Déjà elle retirait ses diaboliques engins, les rangeait dans l’armoire et refermait son kimono. La récréation était terminée.
— Vous connaissez bien Jim Stanford ? demanda Malko, plutôt essoufflé.
Miss Petty fronça les sourcils, inquiète :
— Not good, sir ?
On ne trouve plus de telles consciences professionnelles.
Malko l’assura qu’il n’avait jamais connu de volupté aussi techniquement parfaite. Mais il n’était pas venu pour cela. La fille le regardait sans comprendre très bien ce qu’il voulait. Elle cherchait dans son esprit quelle abominable déviation sexuelle pouvait bien le hanter.
— Je voudrais bavarder avec vous, insista Malko. Elle secoua la tête.
— Not here. No time. Much work. Tonight, if you want. You come to see me, at The Three Kingdoms[16].
Elle était persuadée que, mis en goût par le « massage », il avait envie de continuer par des plaisirs plus complets.
Des explications qui suivirent, il ressortit que miss Petty était aussi entraîneuse dans une boîte de nuit. Comme c’était la seule façon de lui parler, Malko prit rendez-vous pour le soir.
Malko se rhabilla, s’inclina devant miss Petty, paya la caissière et se retrouva dehors, un peu groggy. Par où fallait-il passer pour obtenir des informations…
Il sauta dans un taxi et se fit conduire à Air America.
Sa-Mai n’eut que le temps de poser un cornet de crevettes dégoulinantes de graisse, d’abandonner deux bahts sur le comptoir ambulant et de sauter à son tour dans un taxi. Heureusement, celui de Malko était arrêté au feu rouge de Pechburi Road.
Sur le palier d’Air America, Malko croisa deux types en civil, les cheveux rasés, qui sentaient la marine à un mile. Il est vrai que tout Bangkok savait que Air America c’était la C.I.A. Les opérations un peu plus discrètes se traitaient à la seconde antenne, une boutique de couture appelée Design Thaï, truffée de brillants analystes de la C.I.A., centre de recrutement d’agents doubles ou triples, parfois quadruples, mais toujours à vendre au plus offrant.
Heureuse surprise, avant d’entrer dans le bureau du colonel White, il aperçut Thépin en train de faire sécher le vernis de ses ongles sur le clavier de sa machine à écrire.
Elle lui sourit un peu froidement et détourna ostensiblement la tête. Elle n’avait toujours pas digéré le massage. Par jeu, Malko s’avança et lui adressa un sourire ensorceleur.
La jeune fille consentit à se dérider :
— Comment était votre massage ? demanda-t-elle acidement.
Jalouse comme une douzaine de tigresses. Ce qui était un comble.
— Décevant, répondit Malko prudemment. Manquant par trop d’âme. Mais j’ai conservé un souvenir merveilleux de notre déjeuner…
Elle le regarda pour voir s’il parlait sérieusement. Les yeux dorés s’étaient faits caressants. Elle fondit d’un coup.
— Si vous avez encore besoin de moi, dit-elle spontanément.
— De toute façon, je vous rendrai avec infiniment de plaisir votre invitation, proposa-t-il. Malheureusement ; je suis pris ce soir, un rendez-vous d’affaires.
Il se souciait peu de l’emmener aux Three Kingdoms. Elle serait capable d’arracher les yeux de miss Petty. Mais, devant la moue désolée, il se hâta d’ajouter :
— À moins que nous ne puissions nous retrouver plus tard.
— Je peux sortir très tard, affirma Thépin.
Ce n’est pas le travail à Air America qui l’épuisait.
— Alors, à minuit, au bar de l’hôtel. Si vous n’avez pas peur d’avoir trop mauvaise réputation.
Elle le foudroya du regard et fit sèchement :
— Je vous annonce au colonel White.
Le colonel White avait les yeux rouges de fatigue. Trois tasses à café vides étaient posées en pile sur son bureau, et il n’était pas rasé.
— Je n’ai pas dormi depuis deux jours, grogna-t-il. Les pires emmerdements. Un de mes bonhommes s’est fait coincer dans une affaire de trafic d’opium. Les Thaïs parlent simplement de le fusiller… Ça va encore coûter une fortune. En plus, ils viennent de m’apprendre que les maquis communistes dans le Sud s’étendent avec des armes automatiques. Personne ne sait comment elles arrivent là-bas. Et, à partir du mois prochain, les camions qui transportent les bombes pour Sattaheep[17] n’ont plus le droit de rouler de jour. Il paraît que cela fait jaser les gens… Bonnes nouvelles, hein.
Malko enleva une pile de dossiers d’un fauteuil pour pouvoir s’asseoir et remarqua :
— Je croyais que le gouvernement était très anticommuniste…
White haussa les épaules et cracha son chewing-gum dans un cendrier, à deux mètres de lui.
— Les Thaïs ne sont pro-personne, dit-il, désabusé. Toujours prêts au retournement. Leur emblème politique pourrait être la girouette. Pour l’instant, ils nous tolèrent. Sans plus. Mais ils donnent déjà des gages aux Chinois. Tout en les pourchassant et en faisant écarteler en public par des éléphants les chefs communistes que nous leur livrons. Nous sommes en Asie, patrie du raisonnement en spirale. Rien n’est jamais tout à fait simple ni tout à fait vrai. À propos, et votre Jim Stanford, vous l’avez retrouvé ?
Malko raconta ses démarches et la découverte du cadavre, sur la rivière Kwaï. Le colonel White hocha la tête :
— Cela ne prouve pas grand-chose. Sinon qu’il y a eu un témoin au meurtre, ou à l’enlèvement, de Jim Stanford.
— Je saurai peut-être quelque chose ce soir, annonça Malko. J’ai trouvé une fille qui semble avoir bien connu Jim Stanford.
— J’aimerais vous aider, dit White, de mauvaise grâce, mais je ne vois pas comment. Si Jim a vraiment été enlevé, il est planqué quelque part dans la jungle. Il faudrait beaucoup de temps et d’hommes.
Malko n’insista pas. Visiblement le colonel se moquait complètement du sort de Jim Stanford. Il se leva et prit congé. Dans le couloir, il aperçut Thépin, toujours en train de polir ses ongles. Pauvre petite fille riche.
En sortant, il marcha un peu dans Suriwong Road. La nuit tombait. Les Sam-los pétaradaient furieusement à chaque coin de rue. Presque à chaque pas s’ouvrait l’échoppe odorante d’un restaurant chinois ou thaï, dont les effluves se mélangeaient à ceux de l’essence des khlongs fétides et des ordures en fermentation un peu partout. Çà et là, un immeuble ultramoderne tranchait sur les maisons en bois, basses et noires. Arrivé au gigantesque rond-point orné de la statue du roi, carrefour de l’avenue Rama-IV et de Ratchadamri, Malko héla un taxi. Il ne se sentait pas le courage de remonter la large avenue jusqu’à l’Érawan. Le massage lui avait coupé les jambes.
Rentré à l’hôtel, il se déshabilla et s’étendit après avoir pris une douche. Plutôt déprimé.
À part la conquête du cœur d’une jeune vierge, son séjour à Bangkok n’était pas brillant, brillant.
* * *
Yawarat Road donnait dans New Road. À deux pas de la rivière et de l’Oriental, le plus vieil hôtel de Bangkok. Il y avait cinq cents boîtes de nuit au kilomètre carré, toutes plus minables les unes que les autres.
En cinquante mètres, dans la rue sans lumières, Malko se fit racoler vingt fois par de jeunes prostituées qui sortaient de tous les coins d’ombre. Les Three Kingdoms étaient au rez-de-chaussée d’un building moderne. Le portier galonné s’inclina jusqu’au sol et ouvrit une porte matelassée, laissant échapper une bouffée d’air glacial. Toujours l’air conditionné.
La salle était presque obscure. Seul, un projecteur bleu éclairait l’orchestre philippin juché sur une estrade. Au fond, près du bar, des filles seules attendaient, en couple ou par petits groupes.
Malko se laissa conduire à une table et se plongea dans la carte. Il avait la plus grande méfiance pour tout ce qu’on servait dans les boîtes de ce genre, aussi commanda-t-il une bouteille de Champale, champagne de Californie. Au moins la déboucherait-on devant lui. Et cela impressionnerait favorablement miss Petty. Il n’était pas assis depuis cinq minutes qu’une grande Chinoise sans âge, très maigre dans un chong-seam gris, surgit de l’obscurité : la mama-san[18] de l’établissement.
— Vous ne vous ennuyez pas seul, sir ? dit-elle en excellent anglais. Désirez-vous qu’une charmante jeune fille vienne vous tenir compagnie, danser avec vous ?
Nous avons des Thaïs, des Malaises, des Chinoises. Celles-ci sont un peu plus chères : cent bahts l’heure. Elles ont toutes une excellente éducation.
Euphémisme signifiant qu’elles n’avaient que de bénignes maladies vénériennes.
Malko sourit. Tout cela était dans l’ordre.
— Je crois que je connais une des personnes qui travaillent ici : Mlle Petty. Est-elle là ?
— Je vais m’en assurer, répondit la mama-san. Je crois que personne ne l’a encore réclamée ce soir. Je vous l’envoie immédiatement.
La salle était encore vide aux trois quarts. Quelques couples dînaient au fond. Malko était volontairement venu très tôt pour ne pas risquer de se faire souffler miss Petty par un autre « soupirant ».
La Chinoise disparut dans l’obscurité et, trente secondes plus tard, miss Petty surgit derrière Malko, tel un petit fantôme parfumé. Transformée : plus de lunettes, les cheveux déroulés sur les épaules, le kimono blanc strict avait été troqué contre un mini-chong-seam s’arrêtant à mi-cuisse, vert électrique, moulant parfaitement les petits seins que Malko connaissait déjà.
Elle poussa un petit cri devant la bouteille qu’un serveur était en train de déboucher.
Du champagne !
Inutile de lui gâcher sa joie en lui expliquant la différence. Déjà, elle trempait ses lèvres dans le liquide mousseux, les yeux brillants. Elle reposa sa coupe après s’être assise, et lâcha, toute songeuse :
— Vous êtes très riche, sir.
Malko éluda prudemment un sujet aussi brûlant. Miss Petty continua :
— Les clients d’ici ne commandent jamais que du whisky. Je n’aime pas le whisky. Vous n’êtes pas Américain ?
Il fallut près d’un quart d’heure en anglais-pidgin pour expliquer ce qu’était l’Autriche… Pour Petty, tout ce qui avait les yeux ronds et la peau blanche était Américain. Finalement, à la troisième coupe de Champale, la jeune Thaï, très émoustillée, se pencha à l’oreille de Malko et lui glissa :
— Je ne m’appelle pas Petty. Mon vrai nom, c’est Sirikit, comme la reine. Vous voulez m’appeler Sirikit ?
Une demi-heure plus tard, la bouteille de champagne était vide et Sirikit complètement ivre. Elle voulut absolument danser. La belle réserve de l’institut de massage avait disparu. Sirikit dansait avec Malko comme si elle avait voulu qu’il lui fasse l’amour sur la piste.
Mais, hélas, ce n’était pas l’objet de sa visite.
De retour à la table, il commanda une nouvelle bouteille, remplit la coupe de Sirikit et attaqua :
— Je cherche Jim Stanford. Vous le connaissez, n’est-ce pas ?
Sirikit eut un hoquet affirmatif.
— Yes, Number one. I like him very much[19].
De la conversation entrecoupée qui suivit, il ressortit que Jim Stanford était un habitué des massages. Avec des variantes beaucoup plus compliquées que celle dont avait bénéficié Malko. Il est vrai qu’après vingt-cinq ans d’Asie, on a le droit d’être exigeant.
Soudain, Sirikit se rembrunit :
— Mais, depuis qu’il connaissait sa putain de Chinoise, il ne venait presque plus.
Malko dressa l’oreille. C’était nouveau, cela. Il versa encore un peu de Champale, mais Sirikit ne pensait déjà plus à Jim Stanford.
— Je vais me faire gronder par la mama-san, pleurnicha-t-elle. Nous n’avons pas le droit de boire d’alcool. Et je vais perdre mon travail…
Le Champale ne la rendait pas optimiste. Malko fouilla dans son portefeuille et glissa dans la main de Sirikit un billet de cent bahts. En lui murmurant à l’oreille qu’il veillerait sur elle jusqu’à la fin de ses jours. Ce qui était abominablement faux. Mais cela suffit à rasséréner la jeune Thaï. Malko en profita.
— Qui est cette méchante Chinoise ? fit-il perfidement. Sirikit eut un crachement de mépris.
— Une putain. Celle-là, elle est pire qu’une chalky[20]. Un jour, elle m’a dit que j’étais trop jaune, que je ne devais jamais lui parler la première.
Les traits enfantins de Sirikit étaient crispés de colère. Où va se nicher le racisme…
— Où est-elle, cette fille ? interrogea Malko. Sirikit le foudroya du regard.
— Elle vous intéresse, cette putain ?
De nouveau, elle était fermée comme une huître. Malko lui posa la main sur la cuisse et entreprit de lui démontrer qu’une Sirikit valait dix mille Chinoises. Ainsi, Jim Stanford avait une maîtresse. Bien sûr, cela pouvait n’avoir aucun rapport avec sa disparition. Mais c’était un fait que le colonel White ignorait et que Mme Stanford lui avait caché. Pourtant c’était la première faille qu’il découvrait dans le mur de caoutchouc sur lequel il rebondissait depuis son arrivée à Bangkok.
Il fallait qu’il sache qui était cette Chinoise inconnue.
Il remplit sa coupe de Champale et vida la sienne pour donner l’exemple, puis demanda, sans avoir l’air d’y attacher d’importance :
— Comment s’appelle-t-elle, ta Chinoise ?
Chose curieuse, Sirikit ne semblait pas au courant de la disparition de Jim Stanford. Elle ne devait pas lire les journaux.
Il y eut une seconde de silence, puis Sirikit jeta sa coupe par terre et cria d’une voix aiguë qui couvrit le bruit de l’orchestre.
— Vous mentez ! Vous mentez ! Vous voulez connaître cette putain pour la b…
Elle commença à injurier Malko, affreusement gêné, Dieu merci, il ne comprenait pas le thaï.
La mama-san surgit soudain, le visage courroucé. Elle dit une seule phrase à Sirikit qui se calma immédiatement et se mit à renifler, la tête baissée. La Chinoise s’excusa auprès de Malko.
— Miss Petty est un peu fatiguée. Je crois qu’il vaut mieux qu’elle aille se coucher. Je vais vous envoyer Mlle Laura.
Cela ne faisait pas du tout l’affaire de Malko. Mais, déjà, la mama-san avait saisi le bras de Sirikit et la faisait lever d’une main de fer. Elle jeta un regard désolé à Malko. Celui-ci sauta sur l’occasion. Il se pencha sur la jeune fille et lui glissa à l’oreille :
— Où habitez-vous ? C’est vous que je veux revoir. Entraînée par la mama-san, Sirikit hésita, puis jeta.
— Au Vieng-Tai Hôtel. Près de l’université Tham-massat.
Il eut juste le temps de voir le petit derrière moulé de soie verte disparaître dans la pénombre. On ne plaisantait pas sur le chapitre discipline aux Three Kingdoms.
Malko demanda l’addition. Avec ce qu’il paya pour les deux bouteilles de Champale, il aurait pu s’offrir une caisse de Moët et Chandon en Europe. Mais il tenait une piste. C’était assez drôle si la disparition de Jim Stanford n’était qu’une fugue provoquée par le démon de midi. Mais il y avait le cadavre du cimetière de la rivière Kwaï. On n’assassine pas les témoins avant de s’enfuir avec sa petite amie. Et comment expliquer alors le meurtre sauvage de la sœur de Jim Stanford ?
Malko se hâta de se lever avant que la mama-san ne lui ait expédié une autre beauté. La salle se remplissait, elle n’aurait pas de mal à la caser. Il essaya d’apercevoir Sirikit, mais elle était déjà dans les oubliettes. Dès le lendemain matin, il se mettrait en quête du Vieng-Tai Hôtel. Sirikit ne se levait certainement pas à huit heures du matin.
Après la fraîcheur de la boîte, la rue ressemblait au four d’un boulanger. Et c’était la saison fraîche… Pas de taxi en vue et le portier s’était volatilisé. Malko s’avança jusqu’au bord du trottoir. Un homme vint à sa rencontre, traversant la chaussée et le bouscula légèrement. Machinalement, Malko marmonna une excuse en anglais, et s’apprêta à traverser.
Tout se passa très vite ensuite. Un cri de femme fit retourner Malko. En une fraction de seconde, il photographia la scène. Sirikit se tenait près de l’entrée. C’est elle qui avait crié. L’homme qui avait bousculé Malko était derrière lui, un objet brillant dans le poing droit. Son regard quitta la taxi-girl et il continua son geste interrompu par le cri de Sirikit.
Le poignard fila comme l’éclair vers le cœur de Malko.
Instinctivement, celui-ci plongea en avant, se recevant sur les mains. Il sentit une brûlure au côté et roula sur lui-même. Il n’avait pas d’arme, ayant laissé son pistolet à l’hôtel.
L’homme qui l’avait frappé s’enfuyait vers New Road.
Sirikit devant The Three Kingdoms hurlait comme une sirène.
Malko tâta son côté gauche et ramena sa main poisseuse de sang. Son veston avait été découpé comme au rasoir, de l’aisselle à la hanche… Sans réfléchir il démarra comme un fou. Son agresseur n’avait que quelques mètres d’avance.
— Help ! hurla Malko.
Mais un Blanc poursuivant un Jaune n’avait pas beaucoup d’aide à attendre, à onze heures du soir à Bangkok.
L’homme tourna à droite dans New Road. Malko faillit se faire écraser par un Sam-lo, bouscula une putain distraite et reprit sa course. L’autre passa devant un grand bâtiment de la Poste et disparut dans une ruelle menant à la Ménam Chao Phraya[21] sombre comme un tunnel. Malko aperçut vaguement la silhouette du poursuivi se découper sur le fond clair de la rivière, puis elle disparut dans un trou d’ombre.
Il se plaqua contre le mur de la Poste. Ça puait le guet-apens. Il pouvait se faire couper la gorge comme rien ou trouer comme une passoire. Prudemment il recula jusqu’à New Road, surveillant l’impasse d’un œil. Plus rien n’y bougeait.
Il hésitait. Brusquement, il eut un vertige. Une douleur lancinante lui traversait le flanc gauche. Il dut s’appuyer à la vitrine de la bijouterie hindoue qui faisait le coin pour ne pas tomber.
Un taxi ralentit en voyant ce Blanc seul qui semblait ivre. Malko leva la main et se laissa tomber dedans.
— Érawan Hôtel fit-il, avant de s’évanouir à moitié. En passant devant l’Hôtel Rama, brillamment illuminé, il jeta un coup d’œil à sa blessure. Le poignard avait glissé le long de ses côtes entaillant profondément la chair. Sa chemise n’était plus qu’un torchon rouge et l’hémorragie continuait.
Sans le cri de Sirikit, la lame aurait traversé le cœur…
* * *
Le hall de l’Erawan était vide à cette heure tardive. À l’exception de Thépin, assise, le visage sombre, sur une des banquettes du hall.
Tout tournait autour de Malko. Il eut peur de se trouver mal dans le hall. Serrant son bras gauche contre son côté, à la fois pour arrêter le sang et cacher sa blessure, il s’approcha du desk et demanda sa clé. Thépin était déjà près de lui.
— Vous êtes très en retard, fit-elle, acerbe.
Malko se retourna et eut un sourire crispé. Brusquement, elle se rendit compte de quelque chose d’anormal.
— Mais qu’y a-t-il ? s’exclama-t-elle. Vous êtes tout pâle.
— Venez, murmura Malko. Je vous expliquerai.
De sa main valide, il la prit par le bras et la tira jusqu’à l’ascenseur de gauche, dont la porte était ouverte, sous le regard réprobateur du réceptionniste.
— Mais, où allons-nous ? s’écria Thépin, au moment où les portes se refermaient.
Malko, appuyé à la paroi de la cabine, les yeux fermés, les narines pincées, dit d’une voix faible :
— Chez moi. On a voulu me tuer.
Il montra sa main gauche poissée de sang. Thépin poussa un petit cri et ne dit plus rien.
Au quatrième, Malko sortit en titubant de l’ascenseur. Ses jambes se dérobaient sous lui. Le couloir à l’air libre lui sembla sans fin. Il eut le temps de franchir sa porte puis il vit monter le lit vers lui et entendit la voix affolée de Thépin.
— Malko, Malko, vous tombez…
* * *
Lorsqu’il reprit conscience, il était étendu sur son lit, vêtu d’un seul slip. Thépin était penchée sur lui, le visage anxieux.
Il ouvrit les yeux, elle recula et ses traits reprirent une partie de leur froideur. Tout le côté gauche de Malko était enveloppé d’une serviette attachée avec un peignoir de bain. Mais la douleur était aussi forte.
— J’ai… je vous ai déshabillé, balbutia la jeune fille. Je voulais arrêter le sang.
— Merci, dit Malko d’une voix qu’il entendit à peine.
— J’ai appelé un médecin de mes amis, il va arriver continua Thépin. Que vous est-il arrivé ?
Malko se tourna sur le ventre, grimaçant de douleur et raconta l’attaque dont il avait été victime à sa sortie de la boîte. Thépin, assise dans un fauteuil, hocha la tête :
— Cela n’a peut-être pas de rapport avec votre affaire. Les Thaïs sont très susceptibles. Tous les jours, il y a des gens qui en poignardent d’autres simplement parce qu’ils ont été bousculés. Nous sommes brouillés avec le Cambodge à cause d’un incident de frontière vieux de quatre cents ans.
— Mais c’est moi qui ai été bousculé, protesta Malko avec indignation.
Le bandage improvisé de la jeune fille avait stoppé l’hémorragie, mais il se sentait extrêmement faible.
On frappa à la porte. Thépin alla ouvrir. Un Thaï rondelet, bien habillé, une sacoche noire à la main, entra ; Malko vit son regard surpris aller de lui à Thépin.
Visiblement quelque chose lui échappait. D’ici à ce qu’il croie à un drame de la jalousie… La jeune fille lui parla rapidement en thaï et il hocha la tête. Il posa sa sacoche et s’approcha de Malko. Pendant qu’il décollait la serviette sanglante, Thépin fumait nerveusement. Ils échangèrent plusieurs phrases incompréhensibles pour Malko, puis Thépin demanda :
— Je suppose que vous ne voulez pas aller à l’hôpital ?
— Pourquoi pas à la morgue…
— Il dit que vous avez perdu beaucoup de sang. Il faudrait une transfusion et il ne faut pas vous laisser seul cette nuit. Il va vous poser des agrafes.
Le quart d’heure suivant fut extrêmement pénible pour Malko. Sans la présence de Thépin il aurait hurlé comme les trompettes de Jéricho… À chaque agrafe qui s’enfonçait dans sa chair, il étouffait un grognement. Dans ce pays, l’anesthésie devait être un luxe réservé à la famille royale. Enfin le supplice prit fin dans une bonne odeur d’éther. Le médecin recouvrit ensuite la blessure d’une large bande de sparadrap rose et intima, par gestes, l’ordre à Malko de se coucher sur le côté droit et de ne plus bouger. Il dit quelque chose à Thépin, qui traduisit :
— Vous devez rester deux jours sans bouger.
Déjà le Thaï refermait sa trousse. Il s’éclipsa aussi discrètement qu’il était venu.
À peine avait-il fermé la porte que Thépin se planta devant Malko, le visage buté :
— Le docteur a dit que vous deviez avoir une infirmière. Je veux bien rester si vous promettez de ne pas me toucher…
C’était vraiment le moment !
— Je croyais que vous alliez perdre votre réputation si on vous voyait avec moi, ironisa Malko.
— C’est déjà fait, dit sèchement Thépin. Je suis montée avec vous dans cette chambre. Alors, vous promettez ?
— Tout ce que vous voulez.
— D’ailleurs, conclut la jeune fille, je vais me coucher toute habillée.
Elle reprit son expression distinguée pour dire :
— Maintenant, il faut dormir. Le docteur reviendra demain matin.
Malko avait l’impression qu’une main géante lui triturait le côté gauche. Les élancements retentissaient jusque dans l’épaule. Sa bouche pâteuse était sèche comme la vallée de la Mort et le sang battait furieusement à ses tempes. Il ouvrait la bouche pour dire « bonsoir » quand une pensée traversa son esprit embrumé : il revit l’homme regardant fixement Sirikit, puis se retournant pour le frapper.
La jeune Thaï était en danger de mort. Il en était sûr maintenant. Elle pouvait reconnaître son assassin. Et elle était la seule à détenir un indice. Il ignorait ce qu’il avait découvert mais il était certainement sur la piste de quelque chose puisqu’on venait de tenter de le tuer. Car il ne croyait pas une seconde à la version de l’accident.
Donc, une seule solution : joindre Sirikit de toute urgence.
Sale truc.
Il se redressa dans son lit. Un vertige le prit et il dut s’appuyer à l’oreiller. D’un geste brusque, il rejeta le drap.
— Qu’est-ce que vous faites ? s’écria Thépin, en train d’entrer dans le lit jumeau.
— Je me lève, dit Malko en titubant. Il faut que je sorte d’urgence. C’est une question de vie ou de mort.
Il parvint à enfiler son pantalon et s’affala sur une chaise, épuisé par l’effort.
— Voulez-vous me passer une chemise ? murmura-t-il.
— Vous êtes fou ! Recouchez-vous tout de suite.
Ils restèrent une seconde face à face. Thépin voulut tirer Malko vers le lit, mais il se dégagea.
Il parvint jusqu’à l’armoire et prit une chemise. Quand il la mit, il eut l’impression que tout son côté se déchirait. Une sueur glaciale coulait sur son front et il faillit tomber. Thépin accourut et le soutint jusqu’à la chaise.
— Vous allez vous évanouir !
Les yeux dorés étaient striés de rouge. Il leva la tête vers elle et demanda :
— Thépin, j’ai besoin de vous. Tout de suite. Je ne pourrai pas conduire la voiture.
Rageusement, elle frappa du pied :
— Mais enfin, où voulez-vous aller ?
— À l’hôtel Vieng-Tai. Sauver quelqu’un qui est en danger à cause de moi…
— Vous ne pouvez pas téléphoner ? Il secoua la tête.
— Non, je n’ai plus le temps de discuter. Tant pis, je vais prendre un taxi.
Il sortit du fond de sa Samsonite son pistolet extra plat et le glissa dans sa ceinture, sous le regard effrayé de Thépin. Puis il passa une autre veste. Il avait la sensation de se déplacer dans du coton. Thépin le rattrapa alors qu’il avait la main sur le bouton de la porte :
— Attendez, je vais avec vous.
Pour traverser le hall, Malko parvint à lâcher le bras de Thépin, mais dès qu’il fut dans l’obscurité du parking il serait tombé sans son appui. Heureusement que la Mercedes n’était pas loin.
Il jeta un coup d’œil à sa montre : deux heures et demie.
— Où est-ce, cet hôtel ? demanda Thépin.
— Près de l’université, c’est tout ce que je sais.
Elle sortit de l’Érawan et prit à gauche. L’avenue Ratchadamri était déserte. Thépin filait à près de cent trente à l’heure. En passant devant la gare de Hua Lam-phong, elle manqua écraser deux mendiants qui dormaient à même la chaussée avant de piquer droit à travers le quartier chinois pour gagner du temps.
Personne n’empruntait ces ruelles de jour. Elles étaient trop encombrées et trop défoncées. Malko étouffait un gémissement à chaque cahot. Certains trous avaient près de trente centimètres. Des silhouettes furtives s’enfuyaient devant les phares. Il n’y avait guère que les voitures de police à se hasarder dans ce coin la nuit.
Ils débouchèrent brusquement sur une grande place et Malko reconnut le Palais Royal. Ils étaient tout près de la rivière, au nord de la ville. Thépin arrêta un passant, qui lui désigna une rue étroite et mal éclairée.
Deux minutes plus tard, ils stoppaient devant un immeuble plutôt décrépit avec une enseigne rouge annonçant : « Vieng-Tai Hôtel ».
La rue était déserte et noire mais plusieurs fenêtres étaient allumées, ainsi que la réception. Malko eut le pressentiment d’une catastrophe.
— Il faut demander une certaine Sirikit, expliqua-t-il. Je pense que c’est son vrai nom. Elle est masseuse et taxi-girl aux Three Kingdoms.
Thépin se raidit mais ne dit rien. Soutenant Malko, elle entra dans la réception qui puait la soupe chinoise aigre. Plusieurs Thaïs les regardèrent avec surprise. L’un d’eux s’avança et dit en anglais :
— No room, sir. Full-up[22].
Thépin lui répliqua en thaï. Malko comprit le nom de Sirikit et vit le Thaï changer de couleur. Thépin se tourna vers lui, les yeux agrandis d’horreur.
— Elle vient d’être poignardée !
— Elle est morte ?
Elle traduisit. L’autre secoua la tête et répondit une courte phrase :
— Elle est mourante, paraît-il. Il y a un médecin près d’elle.
— Je veux la voir, dit Malko.
L’homme ne fit pas de difficultés. Thépin l’aida à monter les trois étages de l’escalier étroit. Plusieurs portes étaient ouvertes et l’on apercevait des visages apeurés de filles. Le Vieng-Tai était une sorte de pension de famille pour taxi-girls. Au troisième, la porte de Sirikit était grande ouverte. Malko entra le premier et manqua se trouver mal.
Sirikit était étendue sur un lit, au fond de la pièce. C’était une véritable boucherie. Elle avait dû être poignardée dans le lit. Les draps étaient imprégnés du sang qui avait coulé d’une horrible blessure à la gorge, presque d’une oreille à l’autre. Le médecin avait bourré une vieille serviette dans le trou béant, mais l’hémorragie continuait.
Le visage de la jeune fille était cireux. Sans de légères crispations des paupières, on aurait pu croire qu’elle était déjà morte. L’odeur du sang flottait dans la chambre. Malko écarta le petit groupe qui se tenait près du lit et se pencha sur Sirikit. Il l’appela.
À la troisième fois, elle ouvrit des yeux vitreux. Il ignorait si elle l’avait reconnu. Visiblement, elle n’avait plus que quelques minutes à vivre. On survit rarement à une carotide tranchée.
— Sirikit, demanda-t-il, il me faut le nom de la Chinoise. L’amie de Jim Stanford. C’est à cause d’elle qu’on a voulu vous tuer…
Elle ne répondit pas, gardant ses yeux ouverts. Malko répéta sa question. Cette fois, il vit les lèvres bouger, mais n’entendit rien.
En dépit de la douleur à son côté, il se pencha encore plus et colla son oreille à la bouche de Sirikit. Il entendit dans un souffle plusieurs mots thaïs qu’il ne comprit pas. Sirikit avait oublié son peu d’anglais. Il se redressa et appela Thépin.
— Vite, traduisez-moi ce qu’elle dit.
À son tour, Thépin, qui tremblait comme une feuille, se pencha sur l’agonisante.
De nouveau les lèvres bougèrent. Thépin traduisait au fur et à mesure.
— Elle parle d’un homme, Sa-Mai. Je ne comprends pas bien…
— La Chinoise, fit Malko, demandez-lui le nom de la Chinoise.
Thépin posa la question en thaï. Le cœur battant, Malko vit les lèvres bouger.
— Elle s’appelle Kim-Lang, fît-elle. Elle parle de Kuala Lumpur. Oh ! Malko, je sens que je vais m’évanouir.
Effectivement, Thépin était encore plus pâle que Sirikit. Elle s’effondra sur une chaise, le front en sueur. Sirikit poussa un petit cri, ouvrit la bouche toute grande et sa tête glissa sur le côté, les yeux grands ouverts.
Malko n’eut pas besoin de s’approcher pour voir qu’elle venait de mourir.
— Ils n’ont pas prévenu la police ? demanda-t-il. Thépin posa la question et traduisit la réponse.
— Ils attendaient qu’elle soit morte.
C’était là le signe de bons citoyens, pleins de délicatesse.
— Demandez-leur ce qui est arrivé.
L’histoire était très simple. Un homme, que seul le concierge avait vaguement vu, s’était glissé dans l’hôtel. Personne n’y avait prêté attention car les filles recevaient souvent leurs amants très tard dans la nuit. Ensuite, le hurlement de Sirikit avait réveillé tout l’hôtel. Terrorisé, le veilleur de nuit s’était terré derrière son comptoir et n’avait vu que le dos de l’assassin : un Asiatique costaud avec une chemise claire.
Il avait enfoncé la porte de Sirikit d’un coup de pied et l’avait frappée une seule fois, alors qu’elle était encore endormie et abrutie par l’alcool qu’elle avait bu avec Malko.
Ainsi le Champale avait au moins servi à ce qu’elle ne souffre pas trop. Triste ironie du sort.
Malko sortit cinq billets de cents bahts de sa poche et les tendit à Thépin :
— Demandez-leur de ne pas parler de notre visite à la police.
Un Thaï efflanqué qui devait être le propriétaire de l’hôtel s’avança et empocha les billets. Jurant tout ce qu’on voulait. Malko et Thépin se hâtèrent de descendre les trois étages. La Mercedes tournait le coin de la rue quand ils entendirent la sirène des policiers.
Dans la voiture, Malko perdit presque connaissance. Sa blessure s’était rouverte et du sang suintait à travers le pansement.
Les idées s’entrechoquaient dans son cerveau. Pourquoi avait-on cherché à le tuer ? Quel mystère recelait la disparition de Jim Stanford ? Pourquoi n’avait-on pas touché un cheveu de la tête de Mme Stanford ? Il savait qu’en répondant à cette dernière question, il résolvait le problème.
— Kim-Lang, dit-il à haute voix. Il faut trouver une Chinoise qui s’appelle Kim-Lang et qui est en Malaisie, à Kuala Lumpur… Ça va être facile.
— Je peux vous aider, fit timidement Thépin. Il y a une chanteuse chinoise assez connue qui porte ce nom. Et je crois qu’elle a chanté aux Three Kingdoms.
Enfin, une bonne nouvelle ! Ils arrivaient à l’Érawan.
— Vous me déposez ? demanda-t-il. Thépin gara la Mercedes.
— Je reste avec vous, zozota-t-elle fermement.
— Bien, fit Malko. Alors vous m’accompagnerez aussi à Kuala Lumpur demain. Téléphonez à votre toubib qu’il me fasse une piqûre afin que je ne m’évanouisse pas dans vos bras en public.
Elle était trop médusée pour répondre. Mais le portier, qui les vit entrer enlacés comme deux amoureux, sembla sincèrement scandalisé : Thépin soutint fermement son regard. Elle s’enfonçait à vue d’œil dans le stupre. En apparence, du moins.
Avant même d’avoir touché son lit, Malko dormait.